Partie A : HISTOIRE DE LA BOMBE A

1.   L'aventure scientifique 

1.1  La  radioactivité et l'atome

La bombe atomique Trinity, qui explosa le 16 juillet 1945 dans le désert d'Alamogordo, au Nouveau Mexique, a été réalisée après une longue série de recherches et de découvertes scientifiques.

La première eut lieu en 1895, quand Henri Becquerel découvrit la radioactivité : alors qu'il étudiait l'action des rayons X sur les corps phosphorescents, il s'aperçut que le sel d'uranium, sans avoir été exposé à la lumière, pouvait voiler par simple contact une plaque photographique enveloppée de papier noir. Il en déduisit que l'uranium émettait spontanément des rayonnements invisibles. Ce phénomène fut appelé radioactivité.

En 1897, Pierre et Marie Curie découvrirent d'autres éléments radioactifs dans la nature : le thorium, le polonium et le radium. En 1902, ils reçurent avec Henry Becquerel le Prix Nobel de physique.

Trois ans plus tard, en 1905, Albert Einstein publia sa théorie de la relativité, théorie dans laquelle prends place la relation E=mc² qui donne l'équivalent en énergie (E) de la masse (m) d'un corps, (c) étant la vitesse de la lumière dans le vide [c=3.108 m.s-1]. Cette théorie prévoyait donc, dès 1905, l'existence d'une énergie énorme située au cœur de l'atome.

Peu de temps après, le physicien britannique Rutherford démontre que la radioactivité se traduit par la transmutation d'un élément en un autre. En 1911, il met en évidence la présence d'un noyau dans l'atome, puis classifie les rayonnements émis par les radioéléments en a, b, g. Deux ans plus tard, Niels Bohr propose le premier modèle de l'atome : des électrons qui gravitent autour du noyau comme des planètes autour de leur soleil.

1.2  La fission

En 1930, Rutherford constate qu'un atome d'élément lourd, comme l'uranium, a une masse supérieure à la somme des masses de ses constituants. Pour lui cette différence s'explique par la présence d'énergie au sein du noyau. Il conclut en écrivant : "Si le noyau d'uranium était brisé, une quantité considérable d'énergie serait libérée"

En 1932, Cockcroft et Walton, deux physiciens anglais, parvinrent  à diviser des atomes en  projetant  des particules émises par une substance radioactive. Mais cette expérience utilisait des noyaux atomiques légers (lithium), et le nombre d'impacts entre les particules et les atomes était très faible. De ce fait, l'énergie dégagée au cours de l'expérience était inférieure à celle utilisée pour la réaliser.

Six ans plus tard, en décembre 1938, le chimiste allemand Otto Hahn réalisa la première véritable fission nucléaire, en bombardant de l'uranium avec des neutrons (découverts en 1932 par Chadwick), uranium qui, en se divisant donna naissance à deux autres éléments : le baryum et le krypton ou le rubidium et le césium.

En 1939, peu avant la guerre, une équipe de physiciens français prouva qu'au moment où se produit la fission nucléaire, un certain nombre de neutrons étaient libérés. Quelques semaines plus tard, cette même équipe montrait que ce nombre était de 2 ou 3. Une réaction en chaîne devenait donc théoriquement possible :

 

 

On bombarde des atomes d'uranium avec des neutrons.

 

 

 

 

Lorsqu'un neutron percute un noyau d'uranium, l'atome se scinde en deux nouveaux atomes, libère de l'énergie, ainsi que 2 ou 3 neutrons.

 

 

Ces neutrons peuvent à leur tour aller frapper d'autres noyaux d'uranium et provoquer d'autres fissions, produisant ainsi une réaction en chaîne et par le fait même,  des quantités très importantes

d'énergie.

 

 

Au printemps 1939, il paraissait donc possible de fabriquer une arme nucléaire dans un avenir assez proche. Mais beaucoup de questions étaient encore sans réponse. La possibilité d'une simple détonation à la place d'une véritable explosion était envisageable, et les problèmes technologiques se révélèrent immenses :

-         On découvrit qu'une seule variété d'uranium était réellement fissible. Il s'agissait de l'uranium 235 (235U), qui n'était présent qu'à 0,7 % dans l'uranium naturel, le reste étant à 99 % du 238U et à 0,3 % du 234U. La séparation de l'235U paraissait très difficile, voire impossible du fait des propriétés chimiques semblables des 3 isotopes.

-         La masse de matière fissile, ou masse critique,  nécessaire pour que la réaction en chaîne s'amorce et se maintienne était estimée à plusieurs tonnes de 235U.

 

2.   Le projet anglais

2.1  L'influence de l'Allemagne

L'arrivée au pouvoir d'Hitler, en 1933 eut d'importantes répercutions sur la construction de la bombe. Tout d'abord, de nombreuses personnalités scientifiques juives, telles que Max Born ou Einstein, furent obligées de quitter l'Allemagne. D'autres scientifiques, par solidarité ou par contradiction avec leurs opinions les suivirent. Beaucoup partirent vers l'Angleterre, la France ou les Etats-Unis. Cette fuite des savants allemands entraîna une grande concentration de savants en Angleterre, mais surtout au Etats-Unis. De plus, la découverte de la fission en 1938 par Hahn se réalisa sur le sol allemand. Le monde scientifique était donc persuadé que le IIIème Reich allait accéder à la puissance nucléaire. Il fallait donc intensifier les recherches pour les devancer. Le 2 août 1939, Albert Einstein, poussé par de nombreux savants,  écrit au président Roosevelt dans le but de faire accélérer les recherches sur la bombe, et de constituer des réserves d'uranium. Mais ce fut  en Grande-Bretagne que les recherches sur la bombe nucléaire furent d'abord lancées à l'initiative des autorités.

2.2  Les premiers progrès

Dans les universités de Bristol, Londres, Cambridge, Manchester et Oxford, des physiciens étudiaient la fission indépendamment les uns des autres. Au printemps 1939, à la demande du ministre pour la Coordination et la Défense, sir Henry Tizard, alors recteur de l'Imperial College, coordonna l'ensemble des chercheurs, et s'occupa de l'approvisionnement en uranium.

Le 19 mars 1940, deux rapports de Otto Frisch, furent remis à Tizard. Ils faisaient état de l'évolution de ses recherches avec Rudolf Peierls. Les deux hommes écartaient pratiquement la théorie de la simple déflagration et montraient que la masse critique n'était pas une question de tonnes, mais tout simplement de kilogrammes. Tizard réunit aussitôt un petit groupe pour "examiner l'ensemble du problème et préciser si les possibilités de produire des bombes atomiques pendant la guerre et si leurs effets militaires donneraient des résultats suffisants pour justifier une telle diversion de l'effort de guerre". Ce groupe pris le nom de "Comité Maud".   

Avec la création de ce comité, les Britanniques atteignaient un réel degré d'efficacité. De nombreuses industries furent mobilisées pour résoudre les énormes problèmes chimiques et techniques, le plus important étant la séparation de l'235U. La méthode qui paraissait avoir le plus de chance de réussite était la diffusion gazeuse. Ce procédé était basé sur le passage de l'uranium sous forme d'hexafluorure d'uranium (UF6) à travers une paroi poreuse.  Les molécules d’UF6 contenant l’isotope 235U possèdent une vitesse moyenne plus grande que les molécules contenant 238U. En effet, la vitesse moyenne des molécules légères est donnée par :

 

    

Donc vi est d’autant plus grand que Mi, masse molaire, est petite. Les molécules ayant  235U frappent alors plus souvent la paroi poreuse. Une paroi poreuse percée de trous de diamètre approchant la taille d’une molécule d’UF6 laisse donc passer une portion plus grande de molécules contenant 235U. La mise en pratique de cette théorie est quant à elle relativement  complexe. En effet :

-         L'UF6 est très corrosif

-         Les trous des barrières doivent avoir une section de l'ordre du µm et il doit y en avoir près de 25 000 par cm2

-         Les barrières doivent avoir une surface de plusieurs millions de mètres carrés.

 

Un autre problème se posa lorsque l'on s'aperçut que la bombe devait être composée de deux blocs d'uranium 235, chacun ayant une masse inférieure à la masse critique, qui devraient, pour provoquer l'explosion, être rapidement rapprochés l'un de l'autre. En effet, si l'235U n'est pas séparé en deux blocs, la masse de ce bloc est supérieure à la masse critique, et de ce fait, on ne peut retarder la réaction de fission.

2.3  La coopération Franco-Anglaise

En avril 1940, alors que l'offensive Allemande en Norvège battait son plein, le "Comité Maud" reçu la visite d'un français, Allier, qui contribua énormément à la construction de la bombe aux Etats-Unis. Devant la "Commission Maud", Allier fit trois choses importantes :

-         Il mit les Britanniques au courant des travaux effectués par les équipes françaises sur la bombe.

-         Il fit part des craintes françaises sur la fabrication de la bombe allemande.

-         Il proposa, au nom du gouvernement français, une coopération nucléaire entre les deux pays.

 

De nombreux scientifiques français se rendirent en Angleterre, afin de poursuivre leurs recherches. Ils attachaient autant d'intérêt à l'utilisation de la fission nucléaire pour  produire "pacifiquement" de l'énergie que pour réaliser la bombe. Celle-ci nécessite un modérateur qui ralenti les neutrons issus de la fission et qui contrôle la réaction nucléaire qui, sans cela, s'emballerait et  exploserait. Le produit le plus efficace comme modérateur était l'eau lourde. Le seul lieu de production de l'eau lourde était en Norvège. Et c'est à la demande du gouvernement français que Allier était allé acheter, peu avant l'invasion allemande, un stock de 180 kg d'eau lourde qui fut finalement stocké en Angleterre.

A Cambridge, des scientifiques français, Halban et Kowarski, prouvèrent qu'il était possible de déclencher une réaction en chaîne contrôlée dans un mélange d'oxyde d'uranium et d'eau lourde. Cette découverte n'avait apparemment aucun  lien avec la bombe, puisqu'elle concernait la production d'énergie. Mais Français et Anglais se rendirent compte que cette réaction en chaîne produisait un élément qui n'existait pas à l'état naturel : le plutonium. Lorsque le professeur Norman Feather et le savant suisse Egon Bretscher démontrèrent que le plutonium était fissile, on pensa aussitôt à son utilisation dans une bombe. L'obtention du plutonium, plus facile que celle de l'uranium, nécessitait néanmoins l'utilisation d'eau lourde pour contrôler la réaction en chaîne. C'est le plutonium qui fournira le cœur fissile de la bombe atomique qui détruira Nagasaki.

 

 

 

3.   Le démarrage du projet américain 

3.1  Le retard des Américains

 De l'autre côté de l'Atlantique, le président Roosevelt avait répondu favorablement à la lettre d'Einstein en constituant un comité consultatif sur l'uranium, sous la responsabilité du Docteur Briggs. De petites équipes de chercheurs étudiaient les différents moyens de séparer les isotopes d'uranium, mais les espoirs de succès s'amenuisaient. La plupart de ces études étaient basées sur les possibilités de l'énergie nucléaire dans le civil, et il ne semblait pas que l'uranium puisse être d'une importance décisive au cours de la guerre. Cela était d'ailleurs  normal, puisque les Etats-Unis étaient encore complètement neutres ; aucun danger ne pesait sur eux. Dans la première moitié de 1941, la nécessité de dépasser le stade théorique ne s'étant pas fait ressentir, la Grande-Bretagne était en tête des recherches.

3.2  L'entrée des Etats-Unis dans la course à la bombe

            C'est le "Comité Maud" qui décida finalement les Etats-Unis à dépenser au total près de 2 milliards de dollars dans la tentative de construction d'une arme nucléaire. Alors que les équipes anglaises avaient une idée de plus en plus précise des problèmes purement techniques concernant la construction d'une bombe, elles commençaient à se demander si  l'entreprise ne dépassait pas les capacités industrielles d'une Angleterre en guerre. En juillet 1941, le rapport du "Comité Maud" réserva une surprise aux américains sur l'avancement des anglais. En effet, ils en étaient arrivés à la conclusion "qu'il sera possible de construire une véritable bombe à l'uranium qui, avec 12 kg de matière fissile, aura une puissance de destruction comparable à 1800 tonnes de T.N.T.". Le mois suivant, Churchill ordonna que les plans de fabrication de bombes à l'ura­nium soient accélérés. Une organisation spéciale, baptisée "Tube Alloys" fût créée dans le but de conduire l'entreprise à son terme. Au courant de cette décision, le président Roosevelt adressa, le 1l oc­tobre 1941, une lettre personnelle à Churchill proposant que "les efforts à long terme sur cette question si importante fussent coordonnés ou même poursuivis ensemble"

            Le 6 dé­cembre, le Dr Vannevar Bush, directeur de l'office américain de la recherche et du développement scientifique, après avoir pris connais­sance du rapport Maud, décida que l'on devait immédia­tement tenter de construire une arme nucléaire et qu'un nouveau comité comprenant l'élite des physiciens américains serait chargé de la réaliser. Le lendemain, les Japonais précipitaient les Américains dans la guerre.

         3.3  Le lancement du  projet Manhattan

            Pendant la première moitié de l'année 1942, les Anglais continuèrent leurs efforts pour trouver la meilleure membrane pour la séparation de l'235U par diffusion gazeuse ; une usine pilote fut même construite au Pays de Galles. En avril 1942, un groupe de savants britanniques revenant d'un voyage aux Etats-Unis rapporta des nouvelles stupéfiantes : le projet américain qui n'avait démarré que depuis quelques mois avait atteint un niveau incomparablement plus élevé qu'en Grande Bretagne. On s'aperçut rapidement que seuls les Etats-Unis pourraient fabriquer la bombe ; cela fut nettement admis par Roosevelt et Churchill en juin 1942.

            La construction de gigantesques usines et laboratoires dont les Amé­ricains comprirent la nécessité fut confiée à l'armée américaine, sous la direction du général Groves, qui eut  la  responsabilité complète de l'entreprise, baptisée "Projet Manhattan".

            Au début de l'été 1942, on connaissait plusieurs manières de produire la matière fissile nécessaire à la construction de la bombe nucléaire :

-         On pouvait produire de l'uranium 235 par la méthode de diffusion gazeuse sur laquelle les Anglais avaient travaillé un an.

-         On pouvait aussi recourir à la méthode de séparation électro­magnétique : quand l'uranium, sous forme gazeuse, passe par un champ magnétique d'intensité constante, l'uranium 235 affecte une trajectoire plus incurvée que celle des autres isotopes et il est alors possible de le recueillir séparément.

-         On pouvait encore utiliser le procédé de l'ultracentrifugation.

-         Il y avait également la solution de produire du plutonium dans une pile nucléaire en utilisant l'eau lourde ou le graphite comme modérateur.

 

4.   Le projet Manhattan 

         4.1  La répartition des tâches

            Chacune de ces diverses possibilités présentait d'importantes difficultés industrielles. De plus, on ignorait laquelle de ces méthodes était susceptible  de donner   les meilleurs résultats. Au lieu d'essayer les différentes solutions les unes après les autres, il fut décidé, principalement à cause du risque de l'existence d'une bombe allemande, de développer ces méthodes en même temps.

            La méthode de séparation isotopique par centrifugation, ainsi que l'utilisation de l'eau lourde furent abandonnées un an plus tard. Il ne restait donc plus que trois méthodes.

            A l'université de Californie, le professeur E.O. Lawrence travaillait sur le processus de séparation électromagnétique. A l'université Co­lumbia, on s'at­taquait aux problèmes théoriques de la séparation de l'uranium 235 par la diffusion gazeuse. A l'université de Chicago, un groupe animé par Enrico Fermi et Leo Szilard - qui avait contri­bué à alerter Roosevelt en 1939 sur les possibilités nucléaires - tra­vaillait à la construction de la première pile nucléaire, tandis que près de la côte ouest, à Hanford, petit village sur les rives du Columbia dans l'état de Washington, on s'apprêtait à produire du plutonium. Cette production ne pourrait d'ailleurs intervenir que si l'expérience de Fermi réussissait. Bien avant que les problèmes industriels ne soient résolus, Robert Oppenheimer avait pris la direction d'un laboratoire à Los Alamos, petit coin isolé du Nouveau-Mexique, où les phy­siciens devaient étudier la meilleure méthode pour réunir les deux masses subcritiques de matière fissile et obtenir une explosion nucléaire. Une centrale élec­trique  énorme  et  révolutionnaire fut construite à Oak Ridge pour la diffusion gazeuse avant que le dessin des barrières ne soit établi. On manquait de savants et de techniciens. Quand il fallut mobiliser ce précieux matériel humain, celui-ci devait souvent s'oc­cuper d'une demi-douzaine de tâches, dont une seule pouvait, le cas échéant, avoir une influence décisive sur la fabrication de la bombe.

         4.2  L'expérience de Fermi : la première pile nucléaire

            Beaucoup de choses dépendaient des essais de Fermi pour obtenir une réaction en chaîne contrôlée. Ce phénomène apporterait la preuve que la fission nucléaire pouvait. En réalité, produire une nouvelle forme d'énergie, utilisable dans une bombe ou dans une pile (appelée encore réacteur). L'expérience décisive commença le 7 no­vembre 1942, quand l'équipe de Fermi commença l'assemblage des éléments d'uranium et de graphite dans le court de squash situé  sous le stade de football de l'université. Il y avait environ 40 000 blocs de graphite, pesant au total 500 tonnes, ainsi que 50 tonnes d'uranium naturel, placées entre les blocs de graphite. Le tout avait 7,5 m de largeur et 16,4 de hauteur. Le 2 décembre au matin, la pile de blocs d'uranium et de graphite était terminée. Des barres de cadmium, enfoncées jusqu'au cœur de la pile l'empêchaient de démarrer : en effet, le cadmium absorbe les neutrons émis spontanément par l'uranium, stoppant toute possibilité de réaction. Lorsque les premières barres de cadmium furent relevées, les instruments de contrôle relevèrent une augmentation du nombre de neutrons libérés. Chaque fois qu'une barre était relevée de quelques centimètres, la courbe enregistrée sur un graphique mural montrait l'augmentation du nombre des neutrons suivie d'un palier horizontal. En début d'après-midi, la dernière barre de contrôle de cadmium fut relevée encore de quelques centi­mètres. Les neutrons augmentèrent, et la courbe inscrite sur le graphique continua son mouvement ascendant au lieu de se stabiliser. La réaction en chaîne était amorcée et se nourrissait elle-même.

         4.3  La production des matières fissiles  


            Les Américains continuèrent alors avec une détermination accrue et, en 1943, leurs plans entrèrent dans une nouvelle phase. A Oak Ridge, en effet, la première usine de diffusion gazeuse du monde pour la séparation des isotopes d'uranium à une échelle industrielle commença de fonctionner.  

            En février 1943, le travail avait débuté, dans une autre partie de l'immense usine, sur une pile de graphite expérimentale, version très agrandie du premier réacteur nucléaire qui avait commencé à diverger, deux mois seulement auparavant, dans le court de squash, à Chicago.

            Ce qui est caractéristique du projet  Manhattan, c'est qu'au moment où un réacteur expérimental était en construction à Oak Ridge - il ne fut terminé qu'en novembre - le travail avançait à Hanford. Là, tout au long de l'année 1943, des milliers d'ouvriers avaient préparé un emplacement de 2590 kilomètres carrés pour la construction de trois réacteurs  nucléaires à  l'échelle  industrielle capables de fournir chacun 25000 kWh par gramme de plutonium produit. Des préparatifs furent également commencés pour résoudre les problèmes de séparation du plutonium de l'uranium une fois qu'il avait été produit dans les réacteurs. Cela aboutit finalement à la construction d'une immense usine de séparation de 250 mètres de long, 30 mètres de  haut, des murs de 2,50 mètres et aucune fenêtre.

              La même année, une activité accrue avait été signalée en Norvège, dans l'usine d'eau lourde.  La crainte que les Allemands n'aient réalisé de grands progrès dans la construction d'une bombe atomique était vive. Une tentative de sabotage de l'usine échoua, mais fut suivie d'un bombardement réussi. En même temps, Niels Bohr, sans doute alors le plus grand physicien nucléaire du monde, s'évadait du Danemark. Il vint d'abord à Londres, où il  fut interrogé par les techniciens du "Tube Alloys" britannique. Il arriva ensuite aux Etats-Unis où il éclaira les Américains sur une foule de points théoriques qu'ils essayaient encore de résoudre. Il était naturel que Bohr fasse bénéficier les Etats-Unis de la plupart de ses conseils. En effet, l'effort nucléaire britannique avait, compa­rativement, beaucoup diminué en importance au cours des années 1942 et 1943. L'Angleterre en guerre manquait désespérément d'hom­mes et de matériel ; à portée des bombardements allemands, elle ne constituait  pas  un  lieu  favorable  à la fabrication d'une arme nucléaire. A la fin de 1943, la plupart des savants britanniques pré­cédemment engagés dans ce travail de recherche avaient été intégrés dans les équipes américaines.

          4.4  L'architecture de la bombe

 A Los Alamos, Robert Oppenheimer et son équipe étaient chargés d'étudier la meilleure méthode pour réunir les deux masses subcritiques de matière fissile, alors que de nombreux points théoriques concernant notamment la valeur de la masse critique étaient encore dans l'ombre.  Les hommes de Los Alamos devaient également décider de la façon dont le plutonium ou l'uranium serait placés par rapport à l'architecture de la bombe, de quelle façon exacte l'explosion pourrait être provoquée et comment l'ensemble pourrait être construit pour fournir une arme qui serait lancée avec précision par un avion. La plus grande partie de ce travail avait d'ailleurs été réalisée avant que l'on ne dispose de quantités appréciables de plutonium ou d'ura­nium 235.

            Une des principales difficultés rencontrées lors de la construction de la première bombe atomique était celle qui consistait à mettre en présence les deux masses subcritiques de matière fissile. En effet, si les deux parties n'étaient pas assemblées en quelques millionièmes de seconde, il y avait le risque d'explosion prématurée, le "pop" au lieu du "bang", qui continuait à hanter toute l'expérience. Finalement, on choisit une méthode d'assemblage d'une simplicité désarmante : celle d'un simple canon. Mais on s'aperçut que les premières livraisons de plutonium contenaient une impureté qui exigeait encore une méthode d'assemblage plus rapide, si l'on voulait éviter une explosion prématurée. Les chercheurs de Los Alamos eurent alors l'idée de faire imploser  la bombe plutôt que de la faire exploser. Ces deux méthode seront expliquées dans la partie B : Mécanisme des deux bombes et explosion.

         4.5  La première bombe atomique

C'est à cette théorie que les chercheurs de Los Alamos mettaient la dernière main à la fin de 1944 et c'était encore une théorie début juillet 1945 quand du plutonium arriva en quantités suffisantes pour pouvoir l'expérimenter. Oak Ridge produisait déjà de l'uranium 235, et on espérait qu'il y en aurait assez pour préparer une bombe sur le principe du canon, vers le milieu de juillet. Mais le succès de cette arme et d'une seconde bombe au plutonium, pour laquelle des quantités importantes de plutonium fissile arri­vaient à Los Alamos, dépendait de la réponse à une question : une bombe nucléaire fonctionnerait-elle vraiment ?

Plus d'un an avant l'été de 1945, le général Groves avait déjà pris les premières mesures pour répondre à cette question, en choisissant un site expérimental sur le polygone d'Alamogordo, une étendue désolée du désert dans  le sud du Nouveau-Mexique. A 350 kilomètres de Los Alamos et à 35 kilomètres des plus petites agglomérations, le site d'Alamogordo était suffisamment isolé et, à l'automne de 1944, des plans furent établis pour "Trinity", nom donné par Oppenheimer à l'expérimentation de la première bombe atomique.

Au début de juillet 1945, "Trinity Camp" était devenu le cœur d'un nœud de communications reliant les centres d'observation autour du point zéro, sur lequel s'élevait une haute tour d'acier. A différentes distances autour de la tour se trouvaient des instruments et des appa­reils de mesure ; chacun d'eux était relié à un centre d'enregistrement. Le samedi  15 juillet, dans la soirée, plus de 250 savants avaient rejoint la base. Au moment où les préparatifs se terminaient pour l'essai de Fat Man - c'était le nom donné à la bombe au plutonium à cause de sa forme -,  un colis soigneusement gardé était déjà transporté à travers les Etats-Unis jusqu'au croiseur Indianapolis. Il s'agissait des éléments de Little Boy, la bombe à uranium déjà embar­quée pour le Pacifique. Car même sur ce point essentiel, les événements obligeaient les hommes qui avaient la responsabilité du projet Manhattan à prendre des risques que l'on n'aurait jamais acceptés pour une autre entreprise. Il y avait assez de plutonium pour essayer une bombe et en fabriquer une deuxième. Mais il n'y avait pas assez d'uranium 235 pour faire à la fois une expérience et une bombe opérationnelle. Little Boy allait être expé­diée dans le Pacifique avant même que le succès ou l'échec d'une arme nucléaire eût été établi avec la bombe au plutonium.


            Les hémisphères de plutonium arrivèrent à Trinity en provenance de Los Alamos. Ils furent montés dans l'enveloppe de la bombe et l'en­semble fut alors conduit à travers le désert jusqu'à la tour expérimentale où il fut lentement hissé jusqu'au sommet, centimètre par centimètre. C'est à ce moment, et à ce moment-là seulement, que la couronne de charges explosives fut mise en place. Les détonateurs électriques étaient encore attachés à une

 


maquette au dessus de la tour. Dans des abris d'observation, dont le plus rapproché se trouvait à 8 kilomètres, se rassembla l'élite de la physique nucléaire mondiale : Oppenheimer, Fermi, Chadwick  Frisch, Lawrence et bien d'autres. La nuit du 15 juillet l945 était venteuse ; Groves et Oppenheimer redoutaient que le vent ne transporte des particules radioactives sur des régions habitées de plus, semblait probable que les deux avions d'observation devraient rester au sol. Mais, pour plusieurs raisons, l'ajournement devait être évité à tout prix. Un peu après 2 heures, le temps s'éclaircit. Puis, en altitude, des vents légers Commencèrent à disperser les nuages. 

 

 

Un peu avant 5 heures, les spécialistes de la météo signalèrent que les conditions pourraient se maintenir pendant deux heures et Groves décida que l'explosion aurait lieu à 5h30.

Peu après  5 heures, le compte à rebours commença. Une demi-heure plus tard, "brutalement, et dans le plus grand silence, les collines furent baignées d'une brillante lumière, comme si quelqu'un avait allumé le soleil, en pressant sur un bouton. Après, quelques secondes, (…) il apparaissait (…) comme une boule rouge presque parfaite de la taille du soleil ; elle était reliée au sol par une courte traîne grise. La boule s'éleva lentement, allongeant sa traîne et devenant progressivement plus sombre et légèrement plus grosse. Des taches plus sombres et plus brillantes apparurent faisant ressembler la boule à une framboise. Ensuite, son mouvement d'ascension se ralentit et elle s'aplatit, mais elle restait toujours reliée au sol par sa traîne qui ressemblait de plus en plus à une trompe d'un éléphant. Puis une excroissance apparut au sommet de sa partie supérieure et un second champignon s'épanouit au-dessus du premier, pénétrant lentement à travers les couches de nuages les plus élevées." (Otto Frisch).

            Trinity se terminait par un succès. La bombe avait eu le même effet qu'une explosion de 20 000 tonnes de T.N.T. Les deux milliards engloutis dans le Projet Manhattan  avaient été justifiés. Au moment où les Japonais renouvelaient à Moscou leurs efforts pour négocier une reddition, Little Boy et Fat Man étaient en route vers Hiroshima et Nagasaki.